Monsieur
Grange
Le Fond des Naux
transpirait, cet après-midi d'été. Les
bouleaux et les chênes s'épongeaient de leurs
feuilles moites en soupirant. Au moindre
mouvement d'air, monsieur Grange les entendait
frémir. Dans les taillis, un écureuil
regardait mûrir les noisettes, comptant sa
récolte déjà. Taons, mouches et mouchettes
tourbillonnaient en chantant autour de
monsieur Grange. La vieille casquette
défraîchie tournoyait sans cesse au bout d'un
bras ruisselant. Les feuilles et les ronces
gémissaient sous l'épaisse semelle de crêpe.
Monsieur Grange respirait à pleins poumons
l'air bouillonnant rempli de cette odeur
chaude d'insectes et de ronces.
Les
framboises, une à une, roulaient au fond du
bidon à lait avec un petit bruit sourd,
discret. Le seau attendait là-bas, au pied
d'un hêtre repère.
Les gros doigts noueux et tachés
retournaient les feuilles, agrippaient les
épines sans les craindre, et détachaient
doucement la grosse framboise
molle.
Tous les
ans, monsieur Grange revenait au bois. Et tous
les jours, son seau rapportait dix litres de
framboises, comme il avait rapporté dix litres
de myrtilles, comme il rapporterait dix litres
de fraises des bois à la saison.
Il
était midi au soleil. Mais le bidon n'était
pas plein. Les tartines attendront. Le café
frais aussi. Deux jeunes gens emplissaient une
marmite un peu plus loin. « Vous avez l'heure,
monsieur Grange, s'il vous plaît? » « Il doit
être midi et quart. »
De
son temps, on lisait l'heure au soleil. Les
montres coûtaient très cher. Les jeunes
d'aujourd'hui ne savent plus. Ah ! le bon
vieux temps... Monsieur Grange aimait les
tartines à l'omelette. Et un coup de café
frais par-dessus. Un festin.
Ce
matin, vers six heures, monsieur Grange a lacé
ses lourdes bottines et s'est mis en marche,
comme chaque jour. Le seau murmurait en
balançant d'avant en arrière. Le pas du vieil
homme restait souple, son visage dur. Il est
revenu à cinq heures, avec un seau plein « à
coupette », comme on dit chez nous. Ses
épaules ne m'ont pas semblé plus voûtées
qu'hier. Sa main serrait toujours fermement
l'anse du seau pesant. Et je sais que demain,
monsieur Grange gagnera un nouvel emplacement
repéré aujourd'hui. Son seau sera plein à
coupette au retour Et le soir, sa femme
partira, sac à la main, pour vendre la
récolte.
Depuis
mon enfance, il me semble que j'ai toujours vu
monsieur Grange monter vers les bois. J'ai
toujours connu ce seau émaillé bleu moucheté
de blanc. Et j'ai toujours entendu grincer la
semelle de crêpe sur le tarmac froid. Mon fils
me disait ce matin : « J'ai entendu passer
monsieur Grange, tout à l'heure. Tu vas voir,
il va encore rapporter des framboises.»
–
Des fraises, petit. C'est le temps des
fraises.
–
Dis, p'pa, quel âge il a, monsieur Grange ?
–
Je ne sais pas, petit. Depuis que je le
connais, il a toujours eu le même âge. Il est
vieux, et je l'ai toujours connu vieux.
–
Tu crois qu'il n'a jamais été jeune ?
–
Si, peut-être. Il y a bien longtemps.
–
Et pourquoi il meurt pas ?
–
Je ne sais pu, petit. peut-être pense-t-il que
fraises, framboises et myrtilles l'attendent
chaque année. Il ne veut pas les abandonner.
C'est un brave homme
Pour
le mariage de mon fils, monsieur Grange lui a
offert un seau de myrtilles. Pour faire des
tartes, dit-il. Il dit aussi que c'était
peut-être le dernier seau qu'il rapporterait.
Pourtant, ce matin encore, le seau de monsieur
Grange murmurait en balançant d'avant en
arrière, et les semelles de crêpe grinçaient
sur le tarmac froid. Ce midi, les tartines à
l'omelette arrosées de café frais vont régaler
le vieux cueilleur. Et ce soir encore, c'est
un seau à coupette qui tirera son bras. J'ai
toujours cru qu'il avait trouvé le secret pour
ne plus vieillir, ce monsieur Grange.
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