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    Le déclic

    J’ai commencé à courir. Comme ces lions que l’on voit dans les documentaires galoper très lentement derrière la gazelle qu’ils vont dévorer. Mes bras se sont ouverts, et le peu de chaleur qu’ils maintenaient aux aisselles s’est évanoui dans l’aveuglante clarté. Bloc de glace articulé, à peine mobile. Et ce bien-être...

    Ma course s’est calmée d’elle-même, d’un coup. Là-bas, sur le sol de blancheur, une faux barre le passage. J’approche au gré de mes mouvements appesantis. Je ne les maîtrise plus, et pourtant, je sens qu’ils se composent selon une logique implacable.

    Je reste campé devant la faux à lame d’or. Jambes ouvertes, bras ballants, bouche bée. Petits nuages gris au rythme d’un souffle finissant. D’instinct, mes yeux scrutent la lumière au-delà de l’obstacle, écartent des brumes imaginaires. Là, adossée à des néants inconnus, Elle m’attend, splendide. Elle n’a pas tourné la tête. Elle brille de toute Sa noirceur moirée d’or et d’argent. De Son bras gauche enveloppé, elle désigne la faux. Avec insistance.

    Je ne bouge pas. Je ne comprends pas. Je ne veux pas comprendre. Alors Elle se tourne doucement vers moi, et s’en vient au milieu du tunnel. Elle me fait face, en silence. Je ne parviens pas à distinguer Ses traits. De la cape noire ne sortent que faisceaux éclatants de lumière. Je fouille en vain l’ampleur de l’étoffe de mon regard pailleté de froid. Elle se penche, ramasse la faux, et me la tend...

    Elle demeure immobile, à portée de souffle. Mes narines se gonflent en quête d’une haleine qui se dissimule.

    Je voudrais tant La toucher. Ma main, par brèves étapes saccadées, s’élève doucement. Sans avoir reculé, Elle est un peu plus loin de moi. Deux bras noirs me tendent toujours l’outil final. Mes pupilles se perdent dans les plis et replis du tissu épais, puis descendent vers la lame, déçues. Mouvement sec, court. L’or scintille. Deux larmes gèlent au bord de mes paupières.

    Je ne le ferai pas. Non. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Mon corps rassemble le peu d’énergie qui lui reste pour faire un pas en arrière. Il n’est pas un point de mes chairs, de mes os, qui ne soit douloureux. Elle, avec une allure désespérée, agite encore la faux qu’Elle me tend. Elle se courbe un peu, comme pour me supplier, m’implorer. Elle fait presque pitié.

(...)

* * *
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*


Le cri du silence

       Matin. Bruits de maison qui s’éveille et s’ébroue. Francette a déjà démêlé sa longue tignasse blonde. Les mèches un peu grasses lèchent les oreilles et le cou. Les courtes chiennes s’arrêtent juste à temps pour ne pas agacer les sourcils. Le corsage surplissé laisse deviner que la gamine n’en est plus tout à fait une depuis peu. La longue jupe découpée le long de la jambe droite montre à chaque pas un genou arrondi et une cuisse ferme.

      L’anse du seau couine gaiement. La margelle perçoit-elle la douce chaleur que lui transmet le haut de la jambe? Francette chantonne en tournant la manivelle. Le seau s’emplit et remonte lentement, se balance mollement. Il est presque au bord du puits quand le coup de feu claque. La corde et la manivelle s’emballent d’un mouvement vif. Francette a tout lâché dans son sursaut est demeure hébétée quelques secondes.

      C’est un peu malgré elle que sa voix reprend la chansonnette. Les mains tremblent en tirant le seau. Un peu de sueur forme des gouttelettes sur le front. Les yeux n’ont plus de cible. Ils disent une grande inquiétude teintée de crainte. L’inverse peut-être.

      Rien ne bouge sur son retour. Pas une herbe, pas une fleur n’ose s’incliner ou s’agiter. Les cailloux eux-mêmes retiennent leur souffle.

      La porte s’ouvre alors que Francette en est encore à quelques enjambées. Apparaît la maman, les cheveux défaits. Ou peut-être pas encore peignés. Le regard écrase Francette d’une tendresse démesurée. Mais les bras ne parviennent pas à se lever, à s’ouvrir. Le fusil tombe. Le bruit hésite entre le métal et le bois.

      Francette a déposé le seau. Les yeux interrogent, mais la bouche se tait. Les doigts tremblent toujours. Ils repoussent une mèche ondulée qui s’égare sur le visage, détournée par la brise.

      À l’écurie, le cheval tape du sabot. Les brancards le cernent. La bride. Le mors. Les cercles ferrés de la carriole crissent sur le chemin. Un claquement de fouet. Galop. Le silence, bientôt.

      La mère s’est assise sur la pierre bleue du seuil. Elle a peu parlé. Juste Ton calvaire est fini. Quelques larmes. Un geste de désespoir puis un long soupir. Elle s’est levée et est rentrée, laissant le fusil à même les dalles du couloir.

      Francette a laissé le seau. Elle s’en est retournée s’asseoir sur la margelle, les pieds pendant dans le vide. Elle pleure un peu, tout en caressant son ventre qui aurait dû être encore plat. Elle décidera demain.

 
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Les mains de M’boko

 
                                                                                                          À Martine

    C’est une petite ville de province, avec une église convenable, un supermarché ou deux, des bistrots et des recoins tranquilles. Les rues y sont presque propres. Il fait bon s’y promener, loin des fumées jaunes et des senteurs de soufre.

    J’ai amené M’boko dans l’un de ces recoins tranquilles, avec une grosse masse de glaise fraîche et humide. Les nuages se tripotent les flancs sans vergogne, en remous gris, larguant ici et là une giclée de pluie brève et froide.

    M’boko a peur de ce qu’il va faire. Il a peur pour lui, mais aussi pour moi. Il marque une brève hésitation devant la terre, puis ses doigts se confondent avec cette argile qu’il va travailler. Il avale sa salive avec difficulté, regarde le ciel et secoue la tête de gauche à droite.

    — Vas-y, M’boko. Maintenant.

    Sans une parole, le Noir me lance un regard triste et inquiet. Ses mains déjà façonnent un cylindre de près de 80 centimètres de haut. À nouveau il hésite, me regarde longuement, fouillant de ses prunelles le fond de mes yeux. Puis ses mains se posent au sommet du bloc de terre, et les caresses commencent.

    — Bien, Missié Pierre. C’est bien.  Je la distingue comme si elle était ici.

    Les ongles effilochent la terre, cisèlent les cheveux mi-longs pendant que les pouces déjà lissent le front et repoussent les sourcils. La pluie se fait violente et tente de tout ruiner en coulées boueuses. Les mains accélèrent leurs mouvements et M’boko ne peut cacher sa frayeur.

    — Le ciel ne veut pas que je le fasse, Missié Pierre. C’est sûr, je ne dois pas le faire. Je ne dois pas!

    — Dépêche-toi, M’boko. Il reste moins de deux heures avant que le soleil ne se couche. Dépêche-toi.

    — Le soleil s’est caché depuis que tu es venu, Missié Pierre. Lui non plus ne veut pas que je le fasse.

    La voix de M’boko prend des accents de terreur. Le calme de la mienne tente de le rassurer. Ses mains continuent de caresser l’argile. Le cou prend forme. La tête est tout à fait finie. Il pleut moins, soudain. Le visage est fidèle, beau. Et l’artiste a réussi à donner au regard droit et fixe ce qu’il doit contenir d’espoir et de crainte.

    — Tu vois, M’boko, le ciel crache déjà moins sur nous. Il finira par nous laisser en paix. Pourquoi nous en voudrait-il?

    Les gouttes redeviennent immédiatement plus larges et drues. Les doigts noirs corrigent sans attendre le front et les cheveux, les larges paumes abritant le nez et les lèvres charnues.

    — Tu dois te taire, Missié Pierre. D’abord tu le contraries, et puis tu le provoques. Si tu le défies tout le temps, je n’y arriverai jamais. Regarde le résultat! Non, je n’y arriverai pas!

    — Pardonne-moi. Tu as peut-être raison pour le ciel. Mais tu dois le faire, tu dois réussir, tu n’as pas le choix!

    — C’est aussi ma vie que tu joues.

    — Travaille!

    — Je l’ai perdue, maintenant. Tu dois te reconcentrer, Missié Pierre. Vite, vite.

    — Elle est belle, tu sais.

    — Oui, je sais, Missié Pierre.

    — Blonde...

    — Blonde.

    Il y a des larmes dans les yeux de M’boko. Ses mains d’artiste pétrissent les épaules, puis donnent ses formes au buste. M’boko se détend quelque peu. Ses gestes pourraient paraître indécents dans d’autres circonstances. Il sourit. Il rêve probablement à cette femme blanche, belle, qu’il ne rencontrera sans doute jamais. Il retouche les lèvres, chatouille le menton, s’applique au col du pull-over.

    — J’aurais préféré un chemisier, Missié Pierre, dit-il avec un sourire malicieux.

    — Un pull, M’boko. Un pantalon de velours, ou d’étoffe qui y ressemble. Une voix claire, parfois tranchante, mais musicale toujours.

    Le ciel se fâche à nouveau et verse des cordes brutales et destructrices.


    — Vite, M’boko. Les cheveux. Le nez. Les oreilles aussi, vite. Ne laisse pas tout partir en boue! Vite.

    M’boko halète. Il a dix mains, et dix doigts à chacune d’elles. Son halètement se mue en petits cris rauques. Son visage luit sous les néons du bout de la ruelle. On a peine à garder les yeux entrouverts tant l’eau dégouline. M’boko hurle, tombe.

    — Je ne pourrai jamais y arriver, Missié Pierre! Ce n’est pas possible! J’ai mal, mal à tous mes doigts, mal aux poignets...

    — La ferme! Debout, et travaille! Vite! Il ne reste que peu de temps!

    — Mais le ciel ne veut pas, tu le vois bien! Il ne veut pas, et j’ai mal, j’ai trop mal!

    — C’est nous qui décidons, pas le ciel! Continue, nom des dieux. Oublie que tu as mal, oublie qu’il pleut! Debout, vite! Au boulot!


À mesure que je parle, la pluie se calme. Le sculpteur reprend ses caresses.

    — Concentre-toi, Missié Pierre. Mieux que cela. Je ne vois que le visage, et il est fini, lui. Fais un effort toi aussi, sacré diable!

    L’atmosphère s’apaise.

    — Voilà, M’boko. Tu la vois bien? Vas-y doucement. Elle n’est pas si mince, mon vieux! Regarde... Voilà, c’est mieux.

    — Attention : je l’entends, maintenant. Ne t’égare pas. Le corps, juste le corps, Missié Pierre.


    Il fait trop calme, tout à coup. Quelques éclairs, au loin. Je suis sûr que M’boko fait semblant de ne pas les avoir vus. Le rythme de ses doigts s’est endiablé. Les index restent tendus, sans doute raidis par des crampes. Un éclair plus vif, plus fort. M’boko tombe en arrière.

    — J’ai trop mal, Missié Pierre! J’ai beaucoup trop mal! Je n’en peux plus, je n’y arriverai pas!

    — Tu ne peux pas t’arrêter, M’boko. C’est trop tard!

    Je hurle comme un fou, de rage et de désespoir.

    — Tu dois terminer! Tu es aux genoux et il ne reste que quelques minutes! Grouille-toi, bon sang!

    — Non, c’est pas possible!

    — Si tu me fais encore gueuler, tu sais bien qu’il va à nouveau tomber des hallebardes, alors la ferme, et bosse, bordel!


    M’boko pleure, maintenant. Il essaie de maîtriser ses hoquets pour pouvoir sculpter les jambes. Ah! foutu velours ! Sûr que s’il souffrait moins, il me demanderait pourquoi pas une jupe courte, mais la douleur lui arrache des grognements de bête aux abois, presque à l’agonie.

    Entre deux soubresauts, M’boko me supplie d’une voix écorchée :

    — C’est pas cette statue que je dois voir, Missié Pierre, tu te concentres pas assez! Aide-moi, par pitié...

    Dans le bas du socle, les mains terminent des chaussures à talon presque plat.


    Brutalement, le ciel se déchire, et des éclairs frappent le sol de part et d’autre de la forme de glaise, dans un vacarme infernal. M’boko a été projeté à deux mètres, dans la rigole. Il bascule et reste sur le dos, les bras tendus vers le ciel.

    — Pourquoi? Pourquoi? J’avais presque fini cette femme! Pardon, Missié Pierre, pardon!

    Il roule dans l’eau, le visage dans les mains et pleure à gros sanglots sonores. Les éclairs se fichent tout autour de la petite statue, le tonnerre gueulant toute la rage des cieux, et il pleut comme jamais il n’a pu pleuvoir sur la petite ville. Je ne distingue plus qu’à peine les mouvements désordonnés de M’boko, et ses pleurs violents sont écrasés par le crépitement du déluge.

    L’eau ruisselle sur la chevelure de glaise, sur les épaules de terre, sur les seins généreux d’argile, sans altérer l’œuvre du Noir. Le ciel rage plus encore pendant quelques minutes interminables, puis, d’un seul coup, lassé de son impuissance, emmène ses noirceurs au loin et laisse luire la lune.


    Je n’ai pas bougé du muret où je me suis assis dès le moment où M’boko a commencé son travail. Et je n’ai pas quitté la statue des yeux un seul instant depuis les premiers éclairs.

Surpris, M’boko regarde, incrédule. Ses phalanges sont crispées sur des mottes de terre imaginaires. Il se lève, doucement, les yeux rivés sur son ouvrage. Puis son regard monte vers le mien.

    — Missié Pierre... Missié Pierre! Alors, j’ai réussi?

    Il fait un grand bond en l’air, un bond tel qu’aucun homme n’en a jamais vu de pareil. Son hurlement de joie doit porter à des kilomètres à la ronde, long déchirement de ce silence pesant d’après tonnerre. Puis il s’assied à côté de moi, me prend la main. Et nous restons là, comme deux gosses, à contempler la femme de glaise. Les mains trempées et boueuses de M’boko viennent effleurer ses joues, sous les yeux, comme pour effacer des larmes mélangées à l’eau qui achève de dégouliner de sa chevelure crépue. Je vis un moment d’intense émotion. Gorge trop serrée pour parler, yeux trop embués pour regarder celui qui vient de réussir.

    — J’ai bien cru que je n’y arriverais pas, Missié Pierre. Tu as été fort. Très fort. Merci de m’avoir donné l’énergie qui me manquait.

 

    Je me secoue, rassemble les morceaux de mes esprits.

    — J’ai toujours su que tu réussirais, M’boko. Parce qu’il le fallait.

    — Tu l’aimes donc tant?

    — Je ne sais pas. Elle ne sera de toute façon jamais mienne. Et c’est bien comme cela...

    Un nouveau silence s’installe, léger comme un cœur heureux. M’boko se lève sans se presser.

    — Adieu, Missié Pierre.

    — Adieu, M’boko. Que tes dieux te protègent. Et ils le feront, puisque tu as vaincu le ciel...


    M’boko me serre dans ses bras vigoureux. L’embrassade dure longtemps, mais paraît trop brève après l’intensité des deux heures qui viennent de s’arracher au temps. Puis je regarde s’éloigner ce long corps dégingandé. La nuit l’enveloppe d’une brume fade. Sans se retourner, il disparaît dans l’épaisseur du silence.


     Dans une autre petite ville, à quelques kilomètres de là, une clinique trop blanche commence à se blottir dans le sommeil. Un chirurgien confie le fil et l’aiguille en arc de cercle à son assistant.

    — Je te la laisse, Jacky. Je crois bien que Dieu vient de faire un miracle. J’aurais parié n’importe quoi qu’elle ne s’en tirerait pas.

    Dominant son émotion, l’assistant glisse son regard sur les cheveux blonds mi-longs de cette jeune femme ramassée dans un tas de ferraille sur le bord d’une route. Dans un coin de la salle d’opération, un pantalon de velours clair et un pull entourent une paire de chaussures à talon presque plat.